- Louise Renard
Le Présent qui déborde - TN [théâtre-cinéma]
[This article has an English version]
Le Présent qui déborde – O agora que demora (Notre Odyssée II) de Christiane Jatahy vient troubler toutes les frontières au Théâtre National de la Fédération Wallonie-Bruxelles du 1er au 12 octobre 2019 dans la Grande Salle. Un spectacle unique, dans sa forme comme dans sa manière de traiter un sujet dont la complexité en ferait fuir plus d’un.
Comme l’exprime Jatahy elle-même en prenant le plateau au début du spectacle, le projet est de questionner les frontières : les frontières physiques entre les pays et les murs qui y sont construits, la frontière entre fiction et réalité, celle entre théâtre et cinéma et bien d’autres. On comprend d’ailleurs assez tôt - même si c’est un sentiment qui se confirme progressivement – que la frontière qui est abattue d’emblée est celle entre le public et le plateau. Les acteurs sont assis parmi nous, regardent l’écran comme nous, et nous invitent à réagir comme eux : que ce soit lorsqu’ils dansent, chantent ou sonorisent leurs mouvements. J’ai eu personnellement le sentiment d’avoir droit à tous les avantages du théâtre participatif sans les inconvénients et la responsabilisation de la performance.

J’écrirai particulièrement à la première personne dans cette critique car je pense qu’on vit le spectacle différemment suivant où on est placé dans la salle ou selon si l’on vient seul ou accompagné. Moi par exemple, j’ai vécu cette expérience seule et assise à côté d’un des acteurs/musiciens. Nous étions seuls sur notre rangée et le fait qu’il équilibre sa guitare contre mon siège sera un élément qui influencera mon expérience plus tard. D’une part, ce placement m’a rendue d’autant plus complice et investie dans ce qui se racontait sur l’écran et dans la salle, d’autre part, je me suis parfois concentrée davantage sur celui qui était à côté de moi que sur, parfois, l’énergie globale de la salle : un mal ou un bien, je ne saurais dire, mais je me suis sentie investie de bout en bout.
Pour ce qui est de l’écran, il est l’acteur presque soliste de ce plateau nu, plateau de la Grande Salle d’ailleurs modifié pour que le premier rang ait les pieds sur le plateau et ne soit pas en dessous : peut-être dans un objectif d’égalité entre les spectateurs et ceux qui parlent sur le plateau et depuis la salle, en direct et en différé, en vrai et à l’écran. Cet écran nous montre des êtres humains à travers le monde et comment ils sont, tous à leur manière, Odysseus (Ulysse). Le témoignage du palestinien Ahmed Tobasi envoyé seul contre les tanks avec deux chargeurs se mêle avec l’histoire d’Odysseus avec seule son épée contre le Cyclope, la complicité entre les syriens Omar Al Jbaai et Yara Ktaish devient le lien que tisse le protagoniste avec Circé, etc.

Sans démagogie, des liens sont également tissés entre la crise des réfugiés aujourd’hui et les témoignages du journal d’un réfugié belge en 1940 qui était sur le point de retrouver son pays, son Ithaque, et son enfant, son Télémaque, après avoir dû fuir l’occupation allemande.
Un moment restera particulièrement gravé dans ma mémoire et si il est peut-être unique à la représentation à laquelle j’ai eu la chance d’assister, je crois qu’il est symptomatique de la force du spectacle. Avant d’entrer dans la salle, j’ai pu voir un groupe de jeunes – probablement emmenés de force par leur établissement scolaire vu leur réticence à entrer dans le bâtiment – de peut-être 30 ou 40 élèves de 15-16 ans. Craignant toujours malgré moi le côté dissipé et parfois bruyant des adolescents au théâtre (causé généralement par une mauvaise préparation de la part du corps enseignant), je tends l’oreille durant le spectacle et m’étonne de ne pas les entendre. Mieux que cela, au moment où une musique dansante monte dans la salle et que les acteurs bondissent debout en invitant les spectateurs à se lever aussi, ne sont-ce pas eux qui se lèvent tous, comme un seul homme, nous mettant nous, petits spectateurs accoutumés, face à notre timidité mal venue et à nos codes – peut être vieillis – du théâtre ? Pour une fois, j’ai regretté de ne pas être assise à côté d’eux ; j’aurais voulu vivre le spectacle avec leur énergie, plutôt que dans la gêne d’être venue seule et la prudence causée par la fameuse guitare posée contre mon siège.
Un mot-clé sort de ce spectacle et c’est « courage » ; un mot dont je crois que j’avais personnellement oublié le sens jusqu’à hier soir. C’est le secret entre deux acteurs qu’ils décident de nous livrer et que j’emporte, moi aussi, comme un secret, en sortant de la salle.
Quand on a énormément de chance au théâtre, il y a parfois des spectacles importants, parfois des spectacles sublimes et parfois des spectacles qui vous changent. Je crois que Christiane Jatahy a réussi l’immense exploit de faire un spectacle qui réunit ces trois qualités. Je suis sortie de cette salle avec le cœur serré d’émotion, les yeux au bord des larmes et la poitrine gonflée d’espoir. Et sans hésiter, j’y retournerai la semaine prochaine.
-
Écriture, conception, mise en scène et réalisation du film : Christiane Jatahy
D’après l’Odyssée d’Homère
(c) Photos de Christophe Raynaud de Lage